Crabes

En ce début des années 80, les principaux groupes de l’explosion punk française sont dans leur majorité toujours là. Mais le son et les temps changent. Le rock va définitivement se scinder en différentes chapelles. En réaction à toutes ces étiquettes un peu vagues, les Crabes puisent aux bonnes sources et s’orientent vers un dandysme électrique distingué…
L'auteur de l'article  Eric T. Lurickclassé dans Groupes de lecture
Photo : collection personelle

Philippe Bodet est né à Bordeaux, grandit à Metz et s’installe à Strasbourg où il travaille pour le fameux disquaire l’Oreille d’Or. La boutique située au 15 rue de la haute Montée apporte une éclaircie salutaire dans la grisaille de la fin des années 70.

Le jeune homme plaque ses premiers accords au sein des avec lesquels il commence à écrire ses premières chansons et laisse rapidement tomber la guitare pour la basse qu’il juge plus appropriée pour lui.

L’association avec les Imposteurs capote suite à une énième dispute. L’indécision générale pour trouver la personne adéquate au chant ainsi que les constants tiraillements concernant la direction musicale à suivre ne sont pas propices à une entente collégiale.

Pour autant, Philippe ne s’avoue pas vaincu après avoir quitté les futurs : il est libre et comme il assiste régulièrement aux répétitions de il convainc les frères Heimann, Alain (guitare) et Philippe (batterie), de l’aider à mettre en place ses compositions.

Ce trio informel est baptisé Wild Disneys par Alain et se produit une seule fois en ouverture de (dont c’est également l'unique concert) à Bischeim le 4 avril 1981. Martine Manzano (Horsex, Dorian Gray) accepte peu après l’offre de venir chanter.

Cette nouvelle formation, guitare, basse, chant et boîte à rythmes (en attendant de trouver le batteur qui convient) répète au Bandit qui vient juste d’ouvrir. Au répertoire, quelques anciens morceaux de Dorian Gray et les compositions de Philippe. Les Crabes sont nés.

Nous désespérions de trouver un batteur quand Claude Prat de ’A’ Bomb est venu me parler d’un jeune mec, étudiant, qui était disponible. Je rencontrais un gars qui se payait un look punk particulièrement soigné. Il venait de faire ses armes dans un éphémère trio d’étudiants (punk aussi) nommé Los Vulvos. On a parlé de musique en buvant un coup, mes connaissances musicales en imposaient (j’étais disquaire), il avait l’esprit ouvert, ça devait coller. Bien que nous soyons pour lui (du haut de ses vingt balais) un groupe de vieux, le courant est passé rapidement.

Phillipe Bodet
(Imposteurs, Wild Disneys, Crabes, Orques)

Philippe n’hésite pas une seconde à embarquer Olivier Terrasson dans l’affaire. Ce dernier a quand même dans un premier temps du mal à digérer le fait qu’on lui mette aussi la boite à rythmes lors de ses débuts ! Martine dégotte un nouveau local dans une cave au centre ville..

Le paradis sous terre ! On pouvait jouer à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et inviter n’importe quel pote à venir jouer. Sergio et Thierry de M et les Maudits ainsi que d’autres étaient régulièrement présents lors de bœufs/fiesta où l’on s’échangeait les instruments.

Phillipe Bodet
(Imposteurs, Wild Disneys, Crabes, Orques)

Chemin faisant, la petite escouade ouvre pour M et les Maudits à l’Étoile à Strasbourg, les Dogs chez Paulette à Pagny, les Vibes au même endroit (ainsi que sur la péniche Le Cristal, quai des Pêcheurs à Strasbourg) et les Milkshakes au Crash à Freiburg im Breisgau.

Au moment où les Crabes ont le privilège de se perfectionner en se mesurant à une véritable audience, Alain Heimann contracte une maladie grave qui l’empêche de poursuivre avec le groupe. Son départ entraine un grand chamboulement. Une période difficile s’ensuit.

Qu’importe, Philippe, Martine et Olivier décident de persévérer avec Philippe à la guitare ― qui de son propre aveux était et est resté un piètre guitariste ― en attendant de trouver un remplaçant à Alain.

Emmanuel Rouillon ― un des habitués des sessions improvisées ― est convié à les rejoindre. Il apprécie le groupe et le style de guitare d’Alain. Les débuts sont prometteurs et les Crabes semblent relancés. Problème : Emmanuel est victime du syndrome de l’imposteur.

Malheureusement, Manu n’avait aucune expérience de la musique en formation et encore moins de la scène. De plus, c’était un perfectionniste perpétuellement insatisfait. Il abandonnait de superbes parties de guitares d’une répétition à l’autre. Tout était toujours à refaire. Impossible de clore un morceau. Impossible d’avancer sur de nouveaux morceaux. Et pas moyen de préparer un concert. Nous rabâchions dans notre cave et le temps devenait long pour nous trois.

Phillipe Bodet
(Imposteurs, Wild Disneys, Crabes, Orques)

Suppléé par un certain Florent, le quatuor parvient tout de même à mettre en boîte six titres dans son local. Les paroles sont en français et en anglais. Le résultat sans concession n’en demeure pas moins très jouissif.

Maquette enregistrée dans le local de répétitions des Crabes

Un rock garage à tendance ligne claire. Emmanuel tricote des arpèges assez inouïs sur la rythmique conquérante de Philippe et Olivier. Les trois offrent des envolées juvéniles à un train d’enfer en soutient à la voix délicieusement mutine de Martine.

Nous avons ensuite réussis à caler deux dates de concerts. Dès le premier au café du Cheval Blanc à Schiltigheim avec les Visitors, Manu, rongé par le trac, s’est retrouvé torché comme une outre et a déclaré qu’il était incapable de jouer ! Nous avons joué à trois (chant, basse, batterie) pendant que ce pingouin se finissait au bar ! Il n’y a pas eu de deuxième concert. Rideau pour les Crabes.

Phillipe Bodet
(Imposteurs, Wild Disneys, Crabes, Orques)

Avec un héritage sixties non revivaliste de l’épure et de la simplicité, les Crabes se sont inscrits dans une tradition bien française de groupes élégants et sauvages. Leur dandysme électrique a marqué la scène strasbourgeoise bourgeonnante de la première moitié des années 80.

Malgré une existence bien trop brève, ils sont le témoignage vivifiant d’une certaine idée du rock. Aucune volonté ici de faire une démonstration technique, non, juste l’envie de balancer du rock & roll spontané et tracer son propre cheminement.